Henry Corbin, "L'homme de lumière dans le soufisme iranien"
Presence | 1987 | ISBN: 2901696031 | French | PDF | 166 pages | 9.9 MB
Presence | 1987 | ISBN: 2901696031 | French | PDF | 166 pages | 9.9 MB
Spécialiste du Soufisme iranien et en particulier du Shi'isme, Henry Corbin développe le thème d'une "Psychologie de l'homme de lumière" comprenant l'étude des sens intérieurs et des organes de lumière. Un tel itinéraire mystique aboutit à la métamorphose de l'homme et à celle de l'univers.
Compte-rendu (par Jean Jolivet, 1972) : Le lecteur des ouvrages de H. Corbin se laisse volontiers saisir par la chatoyante richesse des détails — qu'il s'agisse d'agencements de concepts ou des expériences et images que proposent les philosophes et les auteurs spirituels auxquels ces ouvrages nous initient. Mais, sitôt qu'on a acquis quelque familiarité avec cette œuvre considérable (par son ampleur et son objet), on reconnaît dans ce foisonnement des directions, des lignes de force, qui s'esquissent d'un livre ou d'un chapitre à l'autre, et dont l'ensemble dessine la structure d'un univers mental dont H. Corbin se veut le géographe, ou mieux, comme il le dit lui-même, le phénoménologue : la spéculation, la théosophie ('ilm ilâhi) islamique, sous la forme que H. Corbin considère comme la plus profonde et la seule complète — la « philosophie prophétique » construite par l'islam chî'ite sur le double fondement d'une exégèse spirituelle du Coran, et des traditions des Imams. Les données toujours plus nombreuses recueillies par une enquête inlassable et déjà longue submergeraient l'esprit si elles ne s'ordonnaient autour de quelques thèmes inépuisables. Cela n'empêche pas qu'il soit fort malaisé de rendre compte sans le trahir d'un livre de H. Corbin : chaque détail impliquant tout l'ensemble, on ne peut ni le retenir pour lui seul, ni le négliger : il y a là une sorte de correspondance, ou d'expression monadologique, qui exigerait à la fois une vision totalisante et une analyse infinie. Cela dit, on peut au moins tenter de conduire le lecteur jusqu'au seuil, en lui proposant quelques repères.
Paradoxalement, c'est par la ténèbre que nous pénétrerons dans cette étude sur l'« Homme de Lumière » ; l'auteur lui-même nous y invite : « Peut-être entrevoit-on la corrélation qui impose d'une part de distinguer entre la surconscience et la subconscience, et d'autre part entre la lumière noire et le noir de l'objet noir. C'est toute l'orientation que l'on aura cherché à fixer dans le présent essai… » (p. 154). En effet, on trouve ici groupés les principaux thèmes de cette recherche : les degrés de la conscience, c'est-à-dire les niveaux où atteint l'âme ; ou encore, sa présence à la nuit divine ou à la « ténèbre ahrimanienne » — l'islam iranien ayant repris dans sa texture les traditions zoroastriennes ; les diversités de coloration attachées aux états spirituels ; et ce « phénomène primaire de notre présence au monde » qu'est l'orientation (p. 13) : car, dans la phrase qu'on a citée, il faut prendre ce mot dans son sens plein : toute « présence humaine » (donc aussi toute recherche) « spatialise un monde autour d'elle », s'oriente vers un pôle.
C'est là le sujet du premier chapitre : on y rencontre un Orient qui n'est pas l'Est des cartes géographiques, mais, hors des sept climats de la cosmographie iranienne, dans un « huitième climat » situé à la verticale, une manière de Nord transcendant à l'espace sensible, « Orient mystique suprasensible, lieu de l'Origine et du Retour… l'Orient que cherche le mystique » (p. 14-15). Voilà que surgit aussitôt un thème qu'on retrouve sans cesse dans les ouvrages de H. Corbin : car où situer ce pôle, ou ce huitième climat, sinon dans un monde qui, sans être celui de la perception sensible, est pourtant doué de spatialité ? C'est le « monde imaginal », troisième sphère à part de celle des sens et de celle des concepts, lieu où s'opère la visualisation des idées, domaine des visions réelles où, hors du temps historique, l'âme fait les expériences et les rencontres qui sont la substance de la vie spirituelle.
C'est ce monde ainsi déterminé qu'explore tout ce volume à travers diverses cultures et divers auteurs. Deux points principaux dans ces développements : celui de la Nature Parfaite et celui des lumières, ou plutôt des photismes, car il ne s'agit pas là de la « philosophie des lumières » construite par Sohrawardï. Le premier est un lieu commun des religions et spéculations orientales — hermétisme, zoroastrisme, gnose mandéenne, christianisme avec le Pasteur d'Hermas, et islam avec notamment la philosophie de Sohrawardï. Chaque homme a un double, un « jumeau céleste », qu'il ignorait mais qu'il reconnaît quand apparaît à lui, dans le monde des images, ce « visage qui est son propre visage » (voir p. ex. p. 130). C'est cela sa « Nature Parfaite », et l'on conçoit comment son apparition a un sens spirituel, et même plus précisément une orientation : il y a une « corrélation entre la découverte du moi intérieur, le moi à la seconde personne, l'Alter Ego, toi, et le sens vertical de la hauteur » (p. 92).
Mais d'autre part, dans le soufisme iranien cette « manifestation du guide spirituel personnel » est liée à des « perceptions de lumières colorées » (p. 61). H. Corbin les étudie notamment chez Najmoddïn Kobrâ (1220) et Najm Ràzi (1256) ; l'un et l'autre décrivent et classent les effusions de lumières colorées qui correspondent aux états spirituels (voir p. 100-101 ; 160-161). C'est là qu'apparaît la « lumière noire » (chap. V), distincte des ténèbres occidentales et de l'obscurité du corps : c'est elle qui « fait voir », et comme telle ne peut être vue (p. 153) ; elle marque, subjectivement et objectivement, le sommet de l'ascension mystique (p. 153, 161).
On n'a donné là qu'un résumé très sec, qui donne une impression fort imparfaite d'un livre où chaque page ouvre des pistes qui rejoignent ou recroisent celles qu'ouvrent les autres. On a en outre négligé les différences entre les divers contextes, pour ne retenir que des identités thématiques fondamentales. Mais sur ce dernier point il faut noter qu'il s'agit bien, dans les divers chapitres de cette étude, de structures homologues (structures de concepts et structures d'images) qui se retrouvent d'un auteur à l'autre — jusqu'à Goethe, dont la Farbenlehre [Théorie des couleurs] fait l'objet du dernier sous-chapitre (p. 202-210). On touche là un résultat important des recherches poursuivies par Corbin, et qui apparaît de façon plus manifeste encore dans son récent volume consacré à Sohrawardï [En Islam iranien, 1971] : tels phénomènes religieux qui se donnent dans des cultures et en des temps différents présentent des analogies qui sont elles-mêmes des faits à décrire et à méditer, indépendamment de toute recherche causale, c'est-à-dire en « restant phénoménologue jusqu'au bout » (op. cit., p. 158 ; voir aussi ibid., p. 166-167). C'est-à-dire que dans ses divers ouvrages H. Corbin nous propose aussi, en quelque sorte, les éléments d'un discours de la méthode en matière de sciences religieuses.
• Sur l'auteur : Philosophe et orientaliste, Henry Corbin [1903-1978] a renouvelé en profondeur les études islamiques, en particulier iraniennes et mystiques. En 1954, il est nommé directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études où il succède à Louis Massignon.