Annick Cojean, "Les proies : Dans le Harem de Khadafi"
Grasset | 2012 | ISBN: 2246798817/2246798809 | French | EPUB | 336 pages | 0.3 MB
Grasset | 2012 | ISBN: 2246798817/2246798809 | French | EPUB | 336 pages | 0.3 MB
C'est sans doute le dernier secret de Khadafi. Et le plus scandaleux.
En novembre 2011, Annick Cojean publiait dans Le Monde un article terrifiant. Une jeune femme y racontait comment l'année de ses 15 ans, le Guide libyen la repérait dans son école, lui caressait les cheveux, et la désignait ainsi à ses gardes comme son esclave sexuelle à vie. Violée, battue, forcée par son maître à consommer avec lui alcool et cocaïne, et intégrée dans les troupes des «Amazones», elle ne pourra s'échapper de cet enfer que peu avant la Révolution. Une vie brisée.
Une seule ? Non, des centaines, sans doute plus. Mais le sujet, en Libye, reste totalement tabou.
Dans les coulisses d'une dictature, dans le lit d'un chef d'Etat drogué en permanence, tyran d'opérette mais vrai meurtrier, nous plongeons dans un système d'esclavagisme, entre corruption, terreur, viols, crimes. Un système aux complicités multipes, bien au-delà du seul territoire libyen.
Pour recueillir l'incroyable histoire de la jeune Soraya et d'autres femmes révoltées, Annick Cojean a mené secrètement l'enquête à Tripoli, cette prison à ciel ouvert.
Au tout début, il y a Soraya.
Soraya et ses yeux de crépuscule, ses lèvres boudeuses, et ses grands rires sonores. Soraya qui, avec fulgurance, passe du rire aux larmes, de l'exubérance à la mélancolie, d'une tendresse câline à la brutalité d'une écorchée. Soraya et son secret, sa douleur, sa révolte. Soraya et son histoire démente de petite fille joyeuse jetée entre les griffes d'un ogre.
C'est elle qui a déclenché ce livre.
Je l'ai rencontrée un de ces jours de liesse et de chaos qui ont suivi la capture et la mort du dictateur Mouammar Kadhafi en octobre 2011. J'étais à Tripoli pour le journal Le Monde. J'enquêtais sur le rôle des femmes dans la révolution. L'époque était fiévreuse, le sujet me passionnait.
Je n'étais pas une spécialiste de la Libye. C'est même la première fois que j'y débarquais, fascinée par le courage inouï dont avaient fait preuve les combattants pour renverser le tyran installé depuis quarante-deux ans, mais profondément intriguée par l'absence totale des femmes sur les films, photos et reportages parus les derniers mois. Les autres insurrections du printemps arabe et le vent d'espoir qui avait soufflé sur cette région du monde avaient révélé la force des Tunisiennes, omniprésentes dans le débat public ; le panache des Égyptiennes, manifestant, en courant tous les risques, sur la place Tahrir du Caire. Mais où étaient les Libyennes ? Qu'avaient-elles fait pendant la révolution ? L'avaient-elles espérée, amorcée, soutenue ? Pourquoi se cachaient-elles ? Ou, plus sûrement, pourquoi les cachait-on, dans ce pays si méconnu dont le leader bouffon avait confisqué l'image et fait de ses gardes du corps féminins - les fameuses amazones - l'étendard de sa propre révolution ?
Des collègues masculins qui avaient suivi la rébellion de Benghazi à Syrte m'avaient avoué n'avoir jamais croisé que quelques ombres furtives drapées dans des voiles noirs, les combattants libyens leur ayant systématiquement refusé l'accès à leurs mères, leurs épouses ou leurs soeurs. «Tu auras peut-être plus de chance !» m'avaient-ils dit, un brin goguenards, convaincus que l'Histoire, dans ce pays, n'est de toute façon jamais écrite par les femmes. Sur le premier point, ils n'avaient pas tort. Être une journaliste femme, dans les pays les plus fermés, présente le merveilleux avantage d'avoir accès à toute la société, et pas seulement à sa population masculine. Il m'avait donc suffi de quelques jours et d'une multitude de rencontres pour comprendre que le rôle des femmes, dans la révolution libyenne, n'avait pas seulement été important : il avait été crucial. Les femmes, me dit un chef rebelle, avaient constitué «l'arme secrète de la rébellion». Elles avaient encouragé, nourri, caché, véhiculé, soigné, équipé, renseigné les combattants. Elles avaient mobilisé de l'argent pour acheter des armes, espionné les forces kadhafistes au profit de l'OTAN, détourné des tonnes de médicaments, y compris dans l'hôpital dirigé par la fille adoptive de Mouammar Kadhafi (oui, celle qu'il avait - faussement - fait passer pour morte, après le bombardement américain de sa résidence en 1986). Elles avaient pris des risques fous : celui d'être arrêtées, torturées, et violées. Car le viol - considéré en Libye comme le crime des crimes - était pratique courante et fut décrété arme de guerre. Elles s'étaient engagées corps et âme dans cette révolution. Enragées, stupéfiantes, héroïques. «Il est vrai que les femmes, me dit l'une d'elles, avaient un compte personnel à régler avec le Colonel.»
Soraya et ses yeux de crépuscule, ses lèvres boudeuses, et ses grands rires sonores. Soraya qui, avec fulgurance, passe du rire aux larmes, de l'exubérance à la mélancolie, d'une tendresse câline à la brutalité d'une écorchée. Soraya et son secret, sa douleur, sa révolte. Soraya et son histoire démente de petite fille joyeuse jetée entre les griffes d'un ogre.
C'est elle qui a déclenché ce livre.
Je l'ai rencontrée un de ces jours de liesse et de chaos qui ont suivi la capture et la mort du dictateur Mouammar Kadhafi en octobre 2011. J'étais à Tripoli pour le journal Le Monde. J'enquêtais sur le rôle des femmes dans la révolution. L'époque était fiévreuse, le sujet me passionnait.
Je n'étais pas une spécialiste de la Libye. C'est même la première fois que j'y débarquais, fascinée par le courage inouï dont avaient fait preuve les combattants pour renverser le tyran installé depuis quarante-deux ans, mais profondément intriguée par l'absence totale des femmes sur les films, photos et reportages parus les derniers mois. Les autres insurrections du printemps arabe et le vent d'espoir qui avait soufflé sur cette région du monde avaient révélé la force des Tunisiennes, omniprésentes dans le débat public ; le panache des Égyptiennes, manifestant, en courant tous les risques, sur la place Tahrir du Caire. Mais où étaient les Libyennes ? Qu'avaient-elles fait pendant la révolution ? L'avaient-elles espérée, amorcée, soutenue ? Pourquoi se cachaient-elles ? Ou, plus sûrement, pourquoi les cachait-on, dans ce pays si méconnu dont le leader bouffon avait confisqué l'image et fait de ses gardes du corps féminins - les fameuses amazones - l'étendard de sa propre révolution ?
Des collègues masculins qui avaient suivi la rébellion de Benghazi à Syrte m'avaient avoué n'avoir jamais croisé que quelques ombres furtives drapées dans des voiles noirs, les combattants libyens leur ayant systématiquement refusé l'accès à leurs mères, leurs épouses ou leurs soeurs. «Tu auras peut-être plus de chance !» m'avaient-ils dit, un brin goguenards, convaincus que l'Histoire, dans ce pays, n'est de toute façon jamais écrite par les femmes. Sur le premier point, ils n'avaient pas tort. Être une journaliste femme, dans les pays les plus fermés, présente le merveilleux avantage d'avoir accès à toute la société, et pas seulement à sa population masculine. Il m'avait donc suffi de quelques jours et d'une multitude de rencontres pour comprendre que le rôle des femmes, dans la révolution libyenne, n'avait pas seulement été important : il avait été crucial. Les femmes, me dit un chef rebelle, avaient constitué «l'arme secrète de la rébellion». Elles avaient encouragé, nourri, caché, véhiculé, soigné, équipé, renseigné les combattants. Elles avaient mobilisé de l'argent pour acheter des armes, espionné les forces kadhafistes au profit de l'OTAN, détourné des tonnes de médicaments, y compris dans l'hôpital dirigé par la fille adoptive de Mouammar Kadhafi (oui, celle qu'il avait - faussement - fait passer pour morte, après le bombardement américain de sa résidence en 1986). Elles avaient pris des risques fous : celui d'être arrêtées, torturées, et violées. Car le viol - considéré en Libye comme le crime des crimes - était pratique courante et fut décrété arme de guerre. Elles s'étaient engagées corps et âme dans cette révolution. Enragées, stupéfiantes, héroïques. «Il est vrai que les femmes, me dit l'une d'elles, avaient un compte personnel à régler avec le Colonel.»
Bien sûr, on s'en doutait un peu. On se disait que les harangues féministes de feu Mouammar Kadhafi, Guide déboussolé, sonnaient faux. Que le ballet de ses "amazones", anges gardiennes trop sculpturales sanglées dans des treillis trop chics, sentait la mascarade. D'autant que nul, parmi les vétérans de la Jamahiriya libyenne, n'ignorait la voracité sexuelle de l'arrogant Bédouin. Mais qui sut mesurer l'ampleur du mal et des crimes ? Là est le mérite premier d'Annick Cojean, grand reporter au Monde et auteur de cet effarant récit. Elle donne au fil des pages un nom, un visage et une voix à l'écrasante douleur des victimes. (Vincent Hugeux - L'Express, septembre 2012 )