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Roberto Saviano, "Gomorra: dans l'empire de la camorra" (repost)

Posted By: TimMa
Roberto Saviano, "Gomorra: dans l'empire de la camorra" (repost)

Roberto Saviano, "Gomorra: dans l'empire de la camorra"
Gallimard | 2007 | ISBN: 2070782891 | French | EPUB | 368 pages | 0.5 MB

Ce ne sont pas les camorristes qui choisissent les affaires, mais les affaires qui choisissent les camorristes. La logique de l'entreprenariat criminel et la vision des parrains sont empreintes d'un ultralibéralisme radical. Les règles sont dictées et imposées par les affaires, par l'obligation de faire du profit et de vaincre la concurrence. Le reste ne compte pas. Le reste n'existe pas. Le pouvoir absolu de vie ou de mort, lancer un produit, conquérir des parts de marché, investir dans des secteurs de pointe : tout a un prix, finir en prison ou mourir. Détenir le pouvoir, dix ans, un an, une heure, peu importe la durée : mais vivre, commander pour de bon, voilà ce qui compte. Vaincre dans l'arène du marché et pouvoir fixer le soleil. Gomorra explore Naples et la Campanie dominées par la criminalité organisée, sur fond de guerres entre clans rivaux et de trafics en tout genre : contrefaçon, armes, drogue et déchets toxiques. C'est ainsi que le Système, comme le désignent ses affiliés, accroît ses profits, conforte sa toute-puissance et se pose en avant-garde criminelle de l'économie mondialisée. Mais c'est aussi l'histoire intime de Roberto Saviano, qui est né sur ces terres et a choisi l'écriture pour mener son combat contre la camorra.

L'auteur écrivain et journaliste italien, Roberto Saviano est né à Naples en 1979. Après des études de philosophie, il s'intéresse à la question du crime organisé et réalise de nombreux reportages sur le sujet pour l'hebdomadaire L'Espresso. Paru en Italie en 2006, son premier roman, Gomorra, consacré à la Camorra, l'organisation mafieuse napolitaine, lui a valu de nombreux prix, mais il est menacé de mort et bénéficie d'une protection policière.
Le conteneur oscillait tandis que la grue le transportait jusqu'au bateau. Comme s'il flottait dans l'air. Le sprider, le mécanisme qui les reliait, ne parvenait pas à dompter le mouvement. Soudain, les portes mal fermées s'ouvrirent et des dizaines de corps tombèrent. On aurait dit des mannequins. Mais lorsqu'ils heurtaient le sol, les têtes se brisaient bien comme des crânes. Car c'étaient des crânes. Des hommes et des femmes tombaient du conteneur. Quelques adolescents aussi. Morts. Congelés, recroquevillés sur eux-mêmes, les uns sur les autres. Alignés comme des harengs dans une boîte. Les Chinois qui ne meurent jamais, les éternels Chinois qui se transmettent leurs papiers d'identité : voilà où ils finissaient. Ces corps dont les imaginations les plus débridées prétendaient qu'ils étaient cuisinés dans les restaurants, enterrés dans les champs près des usines ou jetés dans le cratère du Vésuve. Ils étaient là et s'échappaient par dizaines du conteneur, leur nom inscrit sur un carton attaché autour du cou par une ficelle. Ils avaient tous mis de côté la somme nécessaire pour se faire enterrer chez eux, en Chine. On retenait une partie de leur salaire, en échange de laquelle, après leur mort, leur voyage de retour était payé. Une place dans un conteneur et un trou dans quelque lopin de terre chinois. Quand le grutier du port m'a raconté cette histoire, il a placé ses mains sur son visage en continuant à me regarder à travers ses doigts écartés, comme si ce masque lui donnait le courage de poursuivre. Il avait vu s'abattre des corps et n'avait même pas eu besoin de donner l'alarme ou d'avertir qui que ce soit. Il avait simplement déposé le conteneur au sol et des dizaines de personnes, sorties de nulle part, avaient remis tous les corps à l'intérieur avant de nettoyer le quai avec un jet d'eau. C'est ainsi que ça se passait. Il n'arrivait toujours pas à y croire, il espérait que c'était une hallucina­tion provoquée par un surcroît d'heures supplémentaires. Il a serré les doigts pour se couvrir complètement le visage et continué à parler en pleurnichant, mais je ne comprenais plus ce qu'il me disait.
Tout ce qui a été fabriqué passe par le port de Naples. Il n'est nul produit manufacturé, tissu, morceau de plastique, jouet, marteau, chaussure, tournevis, boulon, jeu vidéo, veste, pantalon, perceuse ou montre qui ne transite par ce port. Le port de Naples, cette blessure. Grande ouverte. Le point final des interminables trajets que parcourent les marchandises. Les bateaux arrivent, s'engagent dans le golfe et s'approchent de la darse comme des petits attirés par les mamelles de leur mère, à ceci près qu'ils ne doivent pas téter mais se faire traire. Le port de Naples est un trou dans la mappemonde d'où sort tout ce qui est fabriqué en Chine ou en Extrême-Orient, comme se plaisent encore à l'écrire les journalistes. Extrême. Lointain. Presque inimaginable. Si l'on ferme les yeux, on voit des kimonos, la barbe de Marco Polo ou le coup de pied latéral de Bruce Lee. En réalité, cet Orient est relié au port de Naples comme aucun autre endroit au monde. Ici, l'Orient n'a rien d'extrême, le très proche Orient, devrait-on dire, le moindre Orient. Tout ce qui est produit en Chine est déversé ici comme un seau d'eau qu'on vide dans le sable et dont le contenu détériore, creuse et pénètre en profondeur. 70 % du volume des exportations de textile chinois transitent par le seul port de Naples, ce qui ne représente pourtant que vingt pour cent de leur valeur. C'est une bizarrerie difficile à comprendre, mais les marchandises ont leur magie, elles peuvent être à un endroit sans y être, arriver sans jamais vraiment arriver, coûter cher au client tout en étant de qualité médiocre, et valoir peu aux yeux de la douane tout en étant précieuses. Car le textile regroupe de nombreuses catégories de biens et il suffit d'un trait de stylo sur le bordereau d'accompagnement pour réduire les frais et la T.V.A. de façon drastique. Dans le silence de ce trou noir qu'est le port, la structure moléculaire des choses semble se décomposer puis se recomposer une fois loin de la côte. Les marchandises doivent quitter très vite le port. Tout se déroule rapidement, au point que les choses disparaissent presque aussitôt. Comme si rien ne s'était passé, comme si tout n'avait été qu'un geste. Un voyage inexistant, un faux accostage, un bateau fantôme, une cargaison évanescente. Comme s'il n'y avait rien eu. Une évaporation. La marchandise doit parvenir entre les mains de l'acheteur sans laisser de trace de son parcours. Elle doit rejoindre son entrepôt, vite, immédiatement, avant que le temps reprenne son cours, le temps nécessaire à un éventuel contrôle. Des quintaux de marchandises qui circulent aussi facilement qu'un pli livré à domicile par le facteur. Dans le port de Naples, avec ses un million trois cent trente-six mille mètres carrés et ses onze kilomètres et demi de longueur, le temps se dilate d'une façon inédite. Ce qui pourrait prendre une heure à l'extérieur semble y durer à peine plus d'une minute. La proverbiale lenteur qui caractérise dans l'imaginaire collectif chaque geste d'un Napolitain est ici démentie, niée, brisée. Les premiers contrôles douaniers surviennent dans un laps de temps que les marchandises chinoises prennent de vitesse. Impitoyablement rapides. Ici, chaque minute semble annihilée, c'est un massacre de minutes, de secondes volées aux formalités, poursuivies par les accélérations des camions, tirées par les grues, emportées par les chariots élévateurs qui vident les entrailles des conteneurs.


Enfin un grand livre ! Le sujet est terrible : une enquête romanesque au coeur de la Camorra, la mafia napolitaine, et l'empreinte qu'elle laisse dans la vie d'une région (la Campanie). Mais ce qui fait la grande qualité de ce livre, c'est son traitement littéraire, sobre, d'une grande justesse, qui permet au lecteur de pénétrer au plus intime d'un monde violent, ignoré ou caricaturé…
Son livre oscille entre le roman et l'enquête. Mais rien à voir avec ces «rom-enquêtes» paresseux. Le style est si maîtrisé par le jeune écrivain qu'il accède au grand art. Saviano a épluché des milliers de pages d'enquêtes policières pour pouvoir rendre au plus juste cet univers mafieux…
Impossible de rendre compte de toute la richesse de Gomorra, ses portraits édifiants de boss cruels et milliardaires, dont certains sont étrangement adeptes de Lacan ou de Stendhal, pervers et poètes à la fois, amis de la jet-set internationale, très loin de l'idée traditionnelle du camorriste inculte et folklorique. Dans les rues de Naples et sa campagne, ils font régner la terreur sur leurs terres, comme des barons en leurs baronnies. Il faut lire Gomorra pour saisir la guerre invisible qui s'y livre tous les jours, une Colombie en plein coeur de l'Europe, avec des centaines de morts par an. (Jacques de Saint Victor - Le Figaro du 18 octobre 2007 )

Il en est ressorti avec un livre coup de poing, utilisant le reportage littéraire pour raconter la réalité économique et anthropologique de la nouvelle criminalité napolitaine, celle qui n'hésite pas à tuer pour défendre ses trafics liés à la drogue, mais aussi au bâtiment, au textile, au marché des ordures…
Gomorra - titre qui renvoie à la fois à Gomorrhe et à Camorra - se présente comme un voyage initiatique "dans l'empire économique et dans le rêve de domination" de cette organisation mafieuse que tout le monde appelle "le système", car "le mot camorra n'existe pas, c'est un mot de flics". Dans ses pages, Saviano se met volontiers en scène avec ses peurs et ses indignations, alternant sans cesse détail et vision d'ensemble, réflexion socio-économique et souvenirs personnels, actes officiels de la magistrature et récit d'histoires individuelles. Grâce à ce dispositif très riche toujours soutenu par la tension de l'écriture, le livre cesse d'être une simple enquête et devient un objet plus complexe, à la fois roman de formation et livre militant qui dévoile la véritable guerre livrée par une criminalité très puissante, toujours à la recherche de nouveaux trafics. (Fabio Gambaro - Le Monde du 19 octobre 2007 )