Raymond Aron, "Les étapes de la pensée sociologique"
Gallimard | 2014 | ISBN: 2070295184 | French | PDF | 662 pages | 17.8 Mb
Gallimard | 2014 | ISBN: 2070295184 | French | PDF | 662 pages | 17.8 Mb
« Parti à la recherche des origines de la sociologie mderne, j'ai abouti, en fait, à une galerie de portraits intellectuels… Je me suis efforcé de saisir l'essentiel de la pensée de ces sociologues, sans méconnaître ce que nous considérons comme l'intention spécifique de la sociologie, sans oublier non plus que cette intention était inséparable, au siècle dernier, des conceptions philosophiques et d'un idéal politique » (R. A.)
Paru en 1967, "Les étapes…" reste un ouvrage de référence en sociologie générale. Il est constitué de sept études sur les fondateurs de la sociologie – Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville – et sur la génération du tournant du siècle – Durkheim, Pareto et Weber.
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• Sur l'auteur : Né à Paris en 1905, Raymond Aron, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, a apporté son concours à différents journaux. Il a contribué au développement de la sociologie et des sciences politiques. Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris (1945-1954) et à l'E.N.A. (1945-1947), il devient titulaire de la chaire de sociologie de la Faculté de lettres de Paris (1955-1967), directeur d'études à la VIe section de l'École pratique des hautes études [1960-1978] et professeur au Collège de France (chaire de sociologie de la civilisation moderne) de 1970 à 1978. Raymond Aron est décédé à Paris le 17 octobre 1983.
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• Recension (par Maximilien Rubel) : « Galerie de portraits intellectuels », les sept chapitres de ce volume sont consacrés à deux groupes de penseurs que l'auteur considère comme les fondateurs de la sociologie contemporaine. Ceux du premier groupe — Montesquieu, Comte, Tocqueville, Marx — sont à l'origine de trois écoles sociologiques. La première, l'école française de sociologie politique, se rattache à Montesquieu et Tocqueville, et Raymond Aron aimerait s'y voir rangé, aux côtés d’Élie Halévy. Ses tenants en sont « peu dogmatiques, intéressés avant tout par la politique, qui, sans méconnaître l'infrastructure sociale, dégagent l'autonomie de l'ordre politique et pensent en libéraux » (p. 295).
La deuxième école est issue d'Auguste Comte. À travers Durkheim, elle aboutit, semblerait-il, aux sociologues français contemporains : « Elle déprécie l'importance du politique et de l'économique par rapport au social, mettant l'accent sur l'unité du tout social et retenant le concept de consensus comme le concept fondamental. En multipliant les analyses et les concepts, elle s'efforce de reconstruire la totalité de la société ».
Quant à la troisième, celle du marxisme, « elle combine l'explication du tout social à partir de l'infrastructure socio-économique avec un schéma du devenir qui garantit aux fidèles la victoire ». L'école marxiste existe en deux « versions » dont l'une est le catéchisme d'une doctrine d'État, et l'autre une pensée "subtile" réservée à une élite ; il en résulte une difficulté d'interprétation, qu'augmentent les succès "historiques" de cette école.
Dans le second groupe, R. Aron réunit E. Durkheim, V. Pareto et Max Weber : l'analyse de leur pensée fait l'objet de la deuxième partie de l'ouvrage. C'est « la génération du tournant du siècle ». À la différence des auteurs du premier groupe, ils appartiennent à une même génération et us ont vécu dans une époque relativement calme, ou du moins sans grand cataclysme militaire. Pourtant, ils avaient en commun le sentiment d'une société européenne en crise, en voie de profonde mutation. Comte, Tocqueville et Marx interprétaient différemment et la crise qui venait de s'achever dans la première moitié du XIXe siècle et la nature de la société en gestation. En revanche, malgré des divergences dans leurs méthodes d'analyse, Durkheim, Pareto et Weber avaient pour préoccupation commune de démontrer qu'en dépit du recul de la religion devant les progrès de la science, les croyances religieuses et morales étaient encore nécessaires pour maintenir l'équilibre social. Ainsi, pour Durkheim, « la sociologie devait servir à fonder et à reconstituer une morale qui répondît aux exigences de l'esprit scientifique » (p. 310) . Bien que Pareto fasse de cette morale prétendument scientifique la cible de son ironie systématique, il n'en admet pas moins que les « sentiments », et non la raison, sont le moteur des actions humaines. Quant à Max Weber, sans rêver d'une morale scientifique ni railler les sentiments religieux, il aspire à une société rationnelle, scientifiquement saisissable, tout en étant persuadé que les véritables valeurs humaines se situent au-delà des intérêts pratiques de cette société.
La méthode suivie par R. Aron consiste à dégager les thèmes fondamentaux des penseurs choisis et à souligner l'élément subjectif — ou personnel — présent dans leurs interprétations de la réalité sociale, autrement dit à tenir compte de leur tempérament, de leur système de valeurs et de leur mode de perception. L'auteur reconnaît d'ailleurs que ce côté personnel n'est pas absent de son propre exposé : ses esquisses, admet-il, « reflètent toujours, à un degré ou à un autre, la personnalité du peintre » (p. 19) , certaines de ses distinctions correspondant à ses propres convictions (p. 196).
C'est ainsi qu'on pourrait opposer les "fondateurs" aux sociologues contemporains ; chez les premiers, on trouve, à des degrés divers, des synthèses globales, enrichies d'analyses « microscopiques » de l'action humaine, tandis que les seconds se refusent aux doctrines de sociologie historique. L'école marxiste fait exception à cette règle. « À l'Est, ces interprétations historiques sont antérieures à toute recherche et fondées sur les résidus d'une doctrine de la première époque, transformée par une ruse de la raison historique en orthodoxie étatique ». (p. 599). Mais il ne semble pas que le dernier mot soit dit, puisque « les marxistes d'Europe orientale se convertissent aux recherches empiriques ».
La valeur didactique de cet ouvrage est rehaussée par d'utiles indications biographiques et bibliographiques accompagnant chaque portrait. Trois annexes complètent le volume : « Auguste Comte et Alexis de Tocqueville, juges de l'Angleterre » ; « Idées politiques et vision historique de Tocqueville » ; enfin « Max Weber et la politique de puissance ».
Disons d'emblée que l'auteur a choisi pour son ouvrage un titre que le contenu ne semble pas justifier, puisqu'il nous laisse dans l'ignorance de ce qu'il entend par "étape". Le propre argument de R. Aron aurait dû l'amener à adopter le seul titre qui définit et le dessein général du travail et le détail du choix : les fondateurs de la sociologie contemporaine, et cela d'autant plus qu'il propose, comme nous l'avons vu, une définition de la sociologie, tout en l'estimant « vague ». Sans souscrire entièrement à la méthode, fréquemment employée par les manuels de sociologie, qui consiste à faire remonter les origines de cette discipline à celles de la philosophie, on ne peut nier que la pensée sociologique commence bien avec la réflexion philosophique elle-même. Depuis l'Antiquité, il s'est transmis sinon une pensée sociologique au sens moderne du terme, du moins une pensée sur l'homme et la société ; il existe des héritages ouvertement reconnus et donc des "étapes", jalons de la civilisation occidentale, reflétant chacun les conditions et les besoins d'un type de société. Tout en faisant la part de l'élément valorisant contenu dans la notion de « précurseur », on doit admettre que la spiritualité dite moderne, quel que soit son domaine d'expression, n'est rien sans l'apport hellénique, médiéval, rien sans la Renaissance. Au demeurant, ni Montesquieu, ni Comte, ni Marx ne sont concevables sans l'enrichissante influence de l'empirisme anglais par exemple. Dès lors, la distinction entre « précurseurs » et « fondateurs », sans nécessairement paraître arbitraire, ne dispense pas, en tout cas, de reconnaître une filiation intellectuelle qui donne son véritable sens à la grandeur de ces maîtres à penser. Tout en respectant le choix — et donc le mode d'élimination — de l'auteur, il nous semble néanmoins que des noms et des œuvres écartées du palmarès méritaient ne fût-ce qu'une mention. Et à supposer que les « étapes », mentionnées dans le titre de l'ouvrage, soient représentées par la succession des "portraits" des sept "fondateurs", ne faudrait-il pas démontrer les affinités, supposées ou inconscientes, entre leurs enseignements ? Entre Montesquieu et Comte, par exemple, cette affinité est beaucoup moins certaine qu'entre Comte et son premier maître, Saint-Simon ; or, ce dernier ne figure pas parmi les fondateurs : omission d'autant plus surprenante qu'il s'agit là, également, d'un maître de Karl Marx. Ce qui frappe surtout dans cette série de portraits-étapes, c'est que Marx se trouve placé après Comte, la chronologie, au demeurant strictement respectée, étant ainsi rompue. En effet, pour quelle raison Tocqueville, né en 1805 et mort en 1859, vient-il après Marx, né en 1818 et mort en 1883 ? Cette inversion est d'autant plus énigmatique que, s'il est certain que le maître livre de Tocqueville a été apprécié par Marx, il est tout aussi sûr que Tocqueville n'a jamais entendu parler de Marx, comme R. Aron lui-même l'admet (p. 228]. Ces réserves faites, il faut reconnaître que, par sa chaleur communicative, l'évocation de ces sept figures choisies par sympathie peut inciter le lecteur, même non spécialiste, à rechercher, chez les "fondateurs", des modes d'explication dont la validité, quant aux problèmes de notre temps, demeure entière.
Né à Paris en 1905, Raymond Aron, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, a apporté son concours à différents journaux. Il a contribué au développement de la sociologie et des sciences politiques. Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris (1945-1954) et à l'E.N.A. (1945-1947), il devient titulaire de la chaire de sociologie de la Faculté de lettres de Paris (1955-1967), directeur d'études à la VIᵉ section de l'École pratique des hautes études (1960-1978) et professeur au Collège de France (chaire de sociologie de la civilisation moderne) de 1970 à 1978. Raymond Aron est décédé à Paris le 17 octobre 1983.